jeudi 5 janvier 2012

MOZIKI "LITTÉRAIRE" 4






Camp Lifelo

Mon père me demandait toujours pourquoi je danse les mains obliques et les jambes en avant marche. Je répondais que j'ai des douleurs au ventre dès que j'exécute des pas de danse. Il m'amena même à deux reprises consulter les médecins. Je ne pouvais pas tout de même lui dire que j'ai appris à danser dans un camp militaire.

Il était connu de tout le monde. Je ne pouvais pas fumer une clope, sécher les cours, arrêter une fille sans qu'il ne soit au courant de rien. Il avait toujours un idiot qui voyait la scène et qui courait raconter, exagérant les faits.

On ne buvait donc pas de l'eau d'autant plus que huit maisons sur dix fonctionnaient comme des églises de réveil. Vous pouvez vous imaginer les interdictions et autres recommandations : tu ne te masturberas point, tu attendras le mariage pour faire l'amour ; tu ne regarderas point de film porno avant vingt-cinq ans ; tu parleras soit le français de La Bruyère soit le lingala classique et non pas le changa madesu ; tu ne partiras pas au stade de foot même quand c'est Réal qui joue contre Barça ; tu ne mettras point de beaux vêtements ; tu ne marcheras point comme Papa Wemba l'année de la création de Viva la Musica.

Ce dernier commandement était la goutte d'eau qui faisait déborder le vase. Interdire à toute une génération de marcher comme le Vieux Bokul (1) c'est comme interdire aux Américains de larguer des bombes en Irak et en Afghanistan. Imaginez la névrose que ça peut leur foutre. Le comble est que les pays frontières incitaient leur jeunesse à adopter la démarche de Papa Wemba alors que nous, on nous privait de ce droit-là !

Nous n'avions pas de choix si ce n'était nous rincer l'œil au camp Lifelo. C'était le seul coin de la ville où on se sentait vraiment en sécurité. D'ailleurs, à l'entrée, trônait un grand panneau portant des phrases du genre "Le Congo s'arrête ici", "nous ne faisons même pas partie de l'Afrique" et "par quel miracle espérez-vous qu'on soit lié à votre pays !"

La population de Lifelo était constituée de démobilisés, d'anciens combattants, d'enfants soldats à la retraite, de parlementaires debout, de militaires de la dixième infanterie, de célibataires à temps partiel, de femmes libres, de maris de nuit, de touristes débarquant de quatre coins de la planète assoiffés de coltan et de sexe. Elle était en avance de quatre cents ans sur l'ensemble du territoire national. Elle vivait principalement de l'Article 15, appliquait le Code d'Hammurabi et soumettait les coupables en cas d'adultère à l'épreuve du citron et du ngonsu.

Mon père n'y connaissait personne. Les rares individus qui le connaissaient avaient d'autres chats à fouetter qu'à babiller des égarements d'une jument. Et c'est donc au camp Lifelo qu'on imitait scrupuleusement la démarche de Papa Wemba, c'est-à-dire deux pas en avant, cinq pas en arrière ; trois pas en avant, huit pas en arrière ; quatorze pas en avant, onze pas en arrière ; 2 minutes 27 de pause ; deux pas en arrière, trois pas en avant et cerises sur le gâteau : un rire rageur, le pantalon serré au-dessus du nombril, une chemise large, les souliers à base de croco capturé en Amazonie, la tête rasée au centimètre près, les bras ballants un peu en arrière comme un avion en train d'atterrir, le cou dressé, le flegme kinois et l'aisance de Jean Sarkozy.

Si vous pénétrez dans le camp, vous vous dirigez tout droit devant vous, vous tombez sur un hangar et tout juste à gauche se trouve le Club Procès-verbal où nous nous martyrisions. Nous n'étions pas les seuls. Les militaires arrivaient, brandissaient les baïonnettes et tiraient en l'air en signe de joie. Les touristes eux aussi s'invitaient, puant l'or, le cuivre et la bauxite de fer, à leur suite des canetons (2) aux seins-grosses-tomates.

Un groupe musical animait toutes les nuits. La seule et unique chanson,Général asi abali ngai kasi nakoki ko divorcer (3), durait cinq heures dont quatre de pure sebene et de déhanchement total. Le chef d'orchestre chantait deux couplets, sortait par la porte de derrière, partait faire l'amour à sa femme ou manger des beignets disait-on. Il revenait quelques minutes avant la fin du show. La foule criait alors toza na système ya lifelo ve dire moto eza kopela mais tozo sika te ! (4) Il attendait alors que la chanson s'achève, s'avançait avec son gros ventre, reprenait le micro, préfaçait la même chanson, s'échappait par la même porte, partait faire l'amour à sa femme ou brouter des beignets, disait-on.



Fiston Nasser Mwanza (Graz - Autriche)



Lien sur Fiston Nasser Mwanza.

décembre 2011/Source: africultures.com

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