Quand Kinshasa fait la « une » de l’actualité, c’est rarement bon signe. Le Congo est un pays pauvre, le plus pauvre de la planète, selon le Fonds monétaire international, et la guerre dans l’Est serait la plus meurtrière depuis la seconde guerre mondiale. Il n’empêche : il y a d’excellentes raisons d’espérer, rapporte le McKinsey Global Institute. Dans son étude sur les métropoles du futur, il prévoit que Kinshasa sera en 2025 dans le top 20 des villes les plus dynamiques du monde. Le groupe textile néerlandais Vlisco mise sur la fulgurante transformation de l’ancienne Léopoldville.
Après y avoir vendu pendant des décennies son fameux wax aux couleurs éclatantes, elle est la première entreprise textile européenne à y ouvrir non seulement des bureaux mais aussi un flagship store, sorte de boutique éphémère. Une exception, qui va vite cesser d’en être une dans un tissu urbain qui se transforme à toute allure. Kinshasa est à 3 500 kilomètres de la zone de conflit de l’Est — en gros la distance qui sépare Paris de la Géorgie — et ce qui occupe les Kinois, ce ne sont ni les rebelles ni la guerre, mais la modernisation, le boom économique et, bien sûr, la mode. A Kinshasa, la quatrième édition de la Congo Fashion Week vient d’ailleurs de s’achever, le 10 octobre, après la troisième édition de la Kinshasa Fashion Week, à la fin de juillet.
Rendez-vous est pris avec Louison, 30 ans, styliste, croisé lors d’un défilé au très chic Memling Hôtel. Avec sa veste jaune bling-bling et ses grosses Ray-Ban, on le repère de loin. Il a participé à plus de soixante défilés depuis dix ans et compte parmi ses clients l’icône de la chanson congolaise, Papa Wemba. Kinshasa saura-t-elle en faire une star ?
Le lendemain, on le suit dans une ruelle où il slalome entre des plaques de béton instables, prévues pour d’hypothétiques égouts. Son visage est matifié par du talc pour fesses de bébé et il a troqué sa veste canari contre une superbe liquette noire et un pantalon à imprimé survitaminé. Chez lui, pas d’électricité ; à la lueur d’une bougie, on distingue deux machines à coudre, un réchaud posé à même le sol, quelques vêtements et des bijoux accrochés aux murs gris comme autant d’œuvres d’art. L’endroit a exactement la largeur de ses sept paires des baskets de marque, alignées en rang d’oignons. Louison vit et travaille dans un atelier nettement plus petit qu’une cellule de prison néerlandaise.
« C’est maintenant qu’il faut être à Kinshasa »
Le Congo est considéré comme un « Etat fragile » ; les pouvoirs publics sont incapables de protéger leurs concitoyens, encore moins de subvenir à leurs besoins. Pour survivre, il faut faire comme Louison, à la rue à 17 ans, après avoir perdu son père, mort du sida, peu de temps après sa mère ; il faut accepter un Etat qui prend bien plus qu’il ne donne ; il faut apprendre à se débrouiller et savoir, par exemple, adapter les chaussures de son frère à son pied, parce qu’on n’a pas assez d’argent pour s’en offrir des neuves. C’est un bon moyen pour se découvrir des talents de créateur. Quitte à se fabriquer des pompes sur mesure, autant en profiter pour travailler leur look.
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A Bandal, le quartier de Louison, les fauteuils de jardin en PVC sur les terrasses affichent complet en permanence. Des poissons péchés le matin même dans le fleuve Congo rôtissent sur les barbecues, la vie nocturne et la musique ne faiblissent jamais avant l’aube. A Kinshasa, tout le monde s’affaire à vendre de tout : des minutes téléphoniques, de l’eau, des cassaves (galettes de manioc) des Kleenex, des pneus, etc. Les Kinois sont musiciens, coiffeurs à ciel ouvert et les grands couturiers vivent dans des bidonvilles.
Kinshasa donne le tournis, oblige à un va-et-vient incessant entre « le style international » des tours de verre et de béton et des îlots de misère, eux aussi en pleine expansion. Ici, 40 % de la population n’a pas l’eau potable et vit avec moins de 1,25 dollar par jour. Kinshasa, ville sinistrée ? Possible, mais c’est l’impression inverse qui domine, tant l’énergie dégagée est forte. Kinshasa doit à la créativité et à l’ingéniosité de ses habitants son aura de métropole du futur. Avec l’effet de levier donné par des entreprises pionnières, Louison n’est pas le seul à croire en sa bonne étoile.
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Madame Sera est depuis trente ans couturière à domicile. Chez elle, on entend le bruit des machines à coudre de son jardin, à l’ombre des palmiers. Dans son salon, au calme, elle dessine ses modèles. Au grenier, c’est une autre affaire : une trentaine d’employés métamorphosent dans les rires des tissus bariolés en jupes sur mesure. Depuis que Vlisco s’est établi à Kinshasa, le petit atelier est devenu une entreprise, qui compte parmi ses clientes rien de moins que l’épouse du président. « Quand les femmes du monde achètent des tissus coûteux, dit Madame Sera, elles veulent les services d’une bonne couturière, et Vlisco me recommande. Je fais des vêtements pour les défilés et ma collection est vendue en boutique ! » Les couturières sont fières de leurs locaux : « Vous avez vu la verrière qui nous protège du soleil et des pluies, les tables bien en ordre, les couloirs super clean ? »
Sur le grand marché, les vendeuses de tissus tiennent toutes le même discours : il y a cinq ans encore, il leur fallait aller au Bénin, au Togo ou en Europe pour acheter les imprimés wax de Vlisco. Maintenant qu’elles peuvent se fournir sur place, leur vie est devenue plus facile, et surtout plus rentable. Elles peuvent trouver directement les couleurs et les dessins désirés par leurs clientes. Madame Sera, comme les dames du marché, est la traduction concrète des apports immédiats d’une entreprise internationale quand elle décide d’investir au Congo, pas dans un but philanthropique, mais pour doper ses ventes. Même si, pour l’heure, le flagship store climatisé de Vlisco tient encore de l’objet mal identifié, au milieu des vendeurs de rue avec leurs sacs d’eau et leurs cageots d’avocats empilés sur la tête. Ici, ni Zara, ni H&M, ni McDonald’s et autres n’ont encore pris pied. L’entreprise néerlandaise est encore seule dans son secteur, et Louison doit pour l’instant se contenter de rêver à la formation qui lui ouvrira les portes de la mode, à l’entreprise qui voudra bien fabriquer ses vêtements et au magasin qui acceptera de les vendre.
La République démocratique du Congo (RDC), grande comme l’Europe de l’Ouest, possède tous les atouts pour devenir l’un des pays les plus riches d’Afrique. Elle abrite la moitié de la forêt tropicale du continent et son fleuve recèle suffisamment d’eau pour alimenter l’Afrique entière en électricité. Son sous-sol contient 30 % des réserves mondiales de diamant, 60 % de celles de cobalt, 10 % de celles du cuivre. Des richesses longtemps source de conflits, entraînant pillages, guerres et ingérences des pays voisins. Mais depuis l’accord de paix conclu en 2003 et les élections libres de 2007, les premières organisées depuis l’indépendance (1960), le pays semble cette fois avoir trouvé la voie de la prospérité. Sa croissance était de 8 % en 2013 et devrait atteindre 9,4 % cette année, soit, selon Perspectives économiques en Afrique, l’une des plus fortes du continent.
De quoi attirer les convoitises : investisseurs étrangers, professionnels du secteur minier et expatriés au service des multinationales débarquent en masse. La fièvre immobilière a gagné la capitale : tout le monde a besoin de bureaux pour travailler, d’hôtels pour dormir et d’appartements pour vivre. Près de la gare vient d’être construit le premier centre commercial calqué sur un mall américain. Avant même le début des travaux, tout était déjà loué. Les géants du secteur des télécommunications, Africell et Orange, ont ouvert en 2012 des bureaux à Kinshasa, et le nombre de banques y a triplé en dix ans. « L’avenir s’annonce radieux, mais la taille du marché est encore modeste », explique Félicité Singa Boyenge, directrice générale de la FiBank, première femme au Congo à occuper une si haute fonction au sein d’une banque. « Près de 70 % de l’argent en circulation vient de l’économie parallèle et les gens planquent encore les billets sous leur matelas. Seulement 6 % des 75 millions de Congolais ont un compte en banque. Mais c’est maintenant qu’il faut être à Kinshasa, si l’on veut profiter de l’avenir. » Cela fait à peine deux ans que le gouvernement a décidé de régler par virement bancaire les salaires d’un million de fonctionnaires.
Les nouvelles entreprises créent évidemment des emplois. Combien ? Mystère. Au Congo, les statistiques sont aussi rares que les gorilles en Basse-Normandie. Même le nombre de Kinois est sujet à spéculation. Le ministère du plan, qui dépêche chaque année ses agents du recensement aux portes des maisons, nous transmet une lettre manuscrite avec le nombre d’habitants par quartier. « Six millions neuf cent vingt-quatre mille habitants ! », s’exclame le premier assistant du ministre, triomphant, calculette encore en main. Soit trois cent trente mille personnes de plus en un an. Bientôt, la ville comptera dix millions d’habitants. Kinshasa deviendra alors la troisième ville la plus peuplée d’Afrique, après Lagos et Le Caire.
Faute de statistiques, on ignore à peu près tout des emplois ou de la classe moyenne qu’un tel développement peut générer, mais Félicité la banquière a son idée sur la question : « Il faudrait être aveugle pour prétendre que la RDC n’a pas de classe moyenne. » Elle est bien placée pour savoir que de plus en plus d’entreprises paient leur personnel par virement. Elle-même dirige une équipe qui appartient à cette fameuse classe moyenne. « Ils peuvent louer une maison, acheter une voiture, voyager. Avec un MBA obtenu en Europe, on peut gagner deux mille dollars par mois comme assistant directeur. »
Elle a raison : la nouvelle middle class est partout. Le samedi chez Kayser, le boulanger parisien, pour acheter des tartelettes à quatre dollars. Chez Flore, dans le quartier Bon Marché — qui ne l’est pas tant que ça —, où les familles viennent déjeuner le dimanche avec leur bébé qui couine dans son maxicosy et leurs ados scotchés à leurs tablettes. On la voit aussi au concert de Werrason : l’entrée est à vingt dollars, mais les fans friqués n’hésitent pas à coller des billets de cent sur le front en sueur des musiciens du groupe adulé.
« Donnez-nous dix ans, et Kinshasa sera le Paris africain »
Pour savoir si un habitant de Kinshasa appartient à la classe moyenne, on peut se fier à tout, sauf aux apparences. « A Kinshasa, peu importe que vous soyez quelqu’un, du moment que vous avez l’air d’être quelqu’un », résume le metteur en scène de théâtre Toto Kisaku, 35 ans. Lors d’un voyage en Europe, il s’est offert une veste en jean signée du couturier Yoshikazu Yamagata, et au retour, il a vu ses amis faire la queue pour la lui louer, moyennant une modique participation…
Le souci de la mise est ancré dans la culture congolaise. La jeunesse de Kinshasa, hostile au régime de Mobutu, n’a pas manifesté avec des slogans ou des pancartes, mais avec ses vêtements : quand l’ancien président du Zaïre a interdit les tenues occidentales, en particulier le kit costume cravate, les jeunes ont refusé de porter « l’abacost » traditionnel, et en signe de protestation, se sont pavanés dans des marques de designers européens. Une façon d’être et de se vêtir qui a donné naissance à la SAPE (Société des ambianceurs et des personnes élégantes), art de vivre avec ses codes et ses valeurs, où il s’agit de faire chic et fortuné, d’appartenir à une communauté fraternelle et de séduire les filles, mais plus encore d’exprimer ses espoirs et sa fierté. Aujourd’hui encore, les sapeurs restent les héros des bidonvilles. Malgré la misère et la crasse, ils cultivent l’allure de gentlemen aux souliers parfaitement cirés.
« Les imprimés que nous vendons au Congo sont beaucoup plus flashy que partout ailleurs en Afrique », observe Monique Gieskes, directrice de Vlisco RDC. « Ici, le jaune est plus éblouissant que le soleil et le bleu plus électrique qu’une décharge de dix mille volts. La femme congolaise, c’est un astre. Tout en elle dit : “Je suis là ! Me voilà !” » Comment Monique Gieskes voit-elle l’avenir de sa ville ? « J’imagine des rues pleines de boutiques et de galeries, comme sur Mandela Square, à Johannesburg, dit-elle avec gourmandise. Nous avons dix millions d’habitants, qui tous sont à la recherche de leur propre code vestimentaire. Les opportunités sont énormes ! »
Gloria Mteyu, 30 ans, styliste, chic et sobrement vêtue de noir, porte à l’oreille une boucle d’or en forme de tigre. Née au Congo, elle est partie en pension en Zambie, puis a poursuivi ses études à New York et à l’Ecole de mode de Milan avant de travailler — acmé de la réussite — pour John Galiano, à Paris. Elle est revenue pour aider les stylistes locaux à émerger, sur place et à l’étranger. « Les Congolais raffolent des marques européennes, mais ils ignorent à peu près tout des couturiers de leur pays. Mon ambition est de contribuer à ce que les Kinois portent leurs propres marques. »
Gloria avait la belle vie en France : travail, sécurité, maison, et, graal des graals, une connexion haut débit… Le désir d’Afrique a tout balayé. « L’avenir rime avec Afrique. Pourquoi rester à Paris si l’endroit le plus in est celui d’où l’on vient ? »
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Elle est revenue pleine d’idées et sans la moindre garantie de réussir. Mais pas question d’attendre : « Il faut savoir évoluer en même temps que son pays, car si on arrive en retard, il ne reste plus que les miettes. » En 2013, Gloria a monté la première édition de la Kinshasa Fashion Week, et compte bien en faire très vite un événement international. La jeune scène de la mode foisonne de créateurs à Lagos et à Johannesburg, alors pourquoi pas à Kinshasa ? « D’autant que le Congo bénéficie d’une position centrale sur le continent et représente une formidable source d’inspiration pour les artistes », insiste Gloria.
C’est à Kinshasa qu’a été créée la seule école publique de mode de toute l’Afrique centrale, avec ses deux mille cinq cents élèves venus du Congo, d’Angola, du Bénin et du Togo, et qui dispose en plus d’un inépuisable réservoir de clients. De nouvelles entreprises, des investissements et une diaspora désireuse de faire profiter son pays de son expérience internationale sont le terreau le plus fécond pour l’épanouissement du génie de ses habitants. A savoir la créativité, l’art de la débrouille et un sens inné du style. « Donnez-nous dix ans, et Kinshasa sera le Paris africain, s’enthousiasme Gloria. Si un défilé de mode international a lieu sur ce continent, quel meilleur endroit que le cœur de l’Afrique la plus branchée ? »
Stéphanie Bakker et Yvonne Brandwijk, journalistes néerlandaises, travaillent au projet Future Cities, publié au fur et à mesure sur le site du grand quotidien néerlandais De Volkskrant. Le projet a été cofinancé par le European Journalism Center.